De la bougeotte

Dans la vie, je ne sais pas si vous le savez (sans doute que certains oui et d’autres non), je suis fonctionnaire. Fonctionnaire depuis peu, fonctionnaire stagiaire pour être précise, mais fonctionnaire tout de même.

Et pas fonctionnaire « secondairement », comme on est fonctionnaire quand on est prof, infirmier ou policier. Fonctionnaire fonctionnaire. Je corresponds à l’image d’Épinal du fonctionnaire : j’ai un job de bureau, au sein d’une administration ouverte de 9h à 12h et de 14h à 16h30, et fermée les week-ends, pour pouvoir vous embêter au maximum (cela dit, on pense trop peu souvent que les premiers que ça embête, ce sont ceux qui y travaillent : en effet, toutes les autres administrations, et beaucoup de professionnels, travaillent en même temps que moi, rendant mes propres démarches administratives, de santé ou autres extrêmement compliquées…). Fonctionnaire ascendant fonctionnaire, quoi.

Je ne sais pas vraiment si j’aime mon travail. Nous avons une relation très ambiguë, dirons-nous. Il y a des fois où je le hais profondément et où la seule chose qui me permet de tenir jusqu’à la fin de la journée sans tout envoyer bouler est la pensée que je pourrais (conditionnel !) en changer bientôt. Par exemple, quand il y a une grosse réunion à préparer sur un sujet pour lequel je me sens (et je suis, en toute objectivité !) complètement incompétente. Mais la plupart du temps, je dois dire qu’il me convient bien : je prends du plaisir à plaisanter avec mes collègues, à répondre au téléphone pour aider les usagers, à voir ma boîte mail se vider et à barrer des tâches sur ma to-do list. J’ai un degré de responsabilité stimulant sans être oppressant, qui me semble idéal.

Je crois qu’en vieillissant, j’ai réussi à faire le deuil du travail « de rêve ». Vous savez, celui qui bouge, qui n’arrête jamais, qui est gratifiant socialement et auquel on dédie avec plaisir 90% de notre charge mentale. Ma priorité aujourd’hui, c’est plutôt d’avoir du temps pour moi et mes enfants, et de gagner de l’argent en quantité raisonnable pour pouvoir vivre comme je l’entends.

Loin de moi l’idée de dénigrer les métiers passion, mais force est de constater que mes passions à moi ne sont pas rentables. Il me semble donc préférable d’avoir un métier qui me permette de dégager du temps pour faire ce que j’aime plutôt qu’un métier qui pompe toute mon énergie et ma créativité, dont je tirerai certes des satisfactions sociales, mais qui, au final, m’empêchera d’atteindre mes objectifs les plus importants.

Je me sens donc très reconnaissante d’avoir le travail que j’ai. C’est un travail (et je crois qu’avant de cracher dessus, il faut se souvenir que des milliers de personnes n’en ont pas et n’ont donc quasi rien pour vivre et faire vivre leur famille), un travail payé convenablement (pas énormément, mais pas au SMIC non plus, ce qui est déjà en soi une victoire dans ce monde professionnel impitoyable où c’est devenu la norme…), un travail avec beaucoup de congés et des journées pas trop longues (je précise tout de même à toutes fins utiles que ce n’est pas parce que l’accueil de l’administration ferme à 16h30 que tout le monde part à cette heure-ci…), un travail à l’ambiance agréable et bon enfant (ce qui se fait rare également).

Et je pense que c’est ce que mes collègues se disent également. L’administration, c’est rarement un métier auquel on se destine dès l’enfance. Je me souviens d’ailleurs que quand une de mes camarades (la première de la classe en plus !) a passé un concours pour rentrer dans l’administration juste après son bac, je n’ai pas compris. Au final, elle avait sans doute raison (et aujourd’hui, elle a sans doute douze d’ancienneté d’avance sur moi), mais moi, il m’a fallu devenir mère et trentenaire pour renoncer à la course au métier paillettes, celui qui en jette un max dans les yeux des autres, et choisir un métier qui me permette de profiter de mon quotidien sans (trop de) stress, tout simplement.

Pourtant, je dois dire que j’ai toujours du mal à y être viscéralement attachée comme le sont certaines personnes qui travaillent avec moi.

Je n’apprendrai sans doute rien à personne si je dis qu’il ne fait pas bon être fonctionnaire aujourd’hui. Ce qu’on entend à la télé sur l’écrémage (jolie métaphore pour parler de suppression d’emplois !) des fonctionnaires n’a rien de virtuel pour nous, c’est notre quotidien.

Oh bien sûr, on ne parle pas encore de plans sociaux massifs – ça ce sera quand tout aura été privatisé et que le monde du travail dans son entier aura été nivelé par le bas, selon le souhait d’une bonne partie des travailleurs eux-mêmes parce que, décidément, c’est plus simple de mettre les autres dans la même merde que soi plutôt que de se battre pour faire changer ses conditions de travail dans le bon sens. Mais tout de même, j’en vois des belles que, devoir de réserve oblige, je ne détaillerai pas ici…

C’est ce contexte qu’il faut avoir à l’esprit pour l’anecdote que je vais raconter à présent.

Je travaille à un échelon local. Au-dessus de nous, il y a un autre échelon, plus important, et nous travaillons sous la tutelle des gens de cet échelon supérieur. Une de mes collègues, appelons-la Christine, a des soucis récurrents depuis le début de l’année avec la personne qui correspond à sa spécialité à l’échelon supérieur, et moi, je me trouve prise entre deux feux, puisqu’on me demande de rapporter ces soucis à la personne de l’échelon supérieur correspondant à ma spécialité, qui chapeaute la personne qui chapeaute ma collègue puisque moi-même je chapeaute ma collègue à notre échelon.

Je vous ai perdus ? Pour bien comprendre cette histoire, il faut connaître une notion très importante dans l’administration qui est la voie hiérarchique. En gros, chez nous, aucune information ne doit passer au N+2 sans que le N+1 n’ait été informé préalablement. C’est d’ailleurs le N+1 qui doit parler au N+2. En résumé, toi, simple mortel, tu ne parles pas aux grands chefs. Ni même aux petits chefs s’ils ne sont pas tes chefs directs. Ça peut paraître un brin rétrograde et complexe, et ça l’est peut-être, mais du moins ça permet que tout le monde sache ce qu’il doit savoir et puisse prendre ses responsabilités le cas échéant.

Et puis il y a, logiquement, l’anti-voie hiérarchique. C’est-à-dire que si l’information doit faire le chemin inverse, elle doit le faire de la même façon, en passant du grand chef au petit chef, au sous-chef, au fifre et au sous-fifre.

Et le dernier souci en date de ma collègue Christine, c’est typiquement un souci d’anti-voie hiérarchique puisque la personne dont elle dépend (celle de l’échelon supérieur, pas moi… appelons-la Mme X) s’adresse aux personnes qui dépendent d’elle sans passer par elle. Souci que j’ai donc rapporté aussi à ma propre chef – toujours la voie hiérarchique toussa toussa, au bout de quatre paragraphes, ça y est, vous êtes rodés. Et ma chef de commenter : « C’est tout de même bizarre, ce problème entre Christine et Mme X. Vous réagiriez comme ça, dans la même situation, vous ? »

Non, moi, je ne réagirais pas comme ça. Mais clairement, je ne suis pas dans le même état d’esprit. Ce qui motive Christine dans sa rébellion contre l’échelon supérieur (voilà que ça vire aux Hunger Games), c’est la possibilité que son échelon à elle soit, à courte échéance, purement et simplement squizzé. Et elle deviendrait quoi, alors, Christine ?

Moi, déjà, je suis peut-être – sans doute ? – naïve, mais j’ai moins peur pour mon poste. Je fais tellement de choses que j’ai du mal à imaginer que l’on puisse, rapidement du moins, se passer de moi. Je fais partie des plus gradés des subalternes (oui oui) et ce niveau de compétences, même s’il est totalement artificiel (j’ai juste passé un concours, je n’ai aucune formation spécifique !), est assez valorisé (ben oui, nous sommes des presque-cadres qui ne coûtent pas cher).

Et puis moi, surtout, le changement ne me fait pas peur. Mieux, il m’attire. Car bien sûr, puisque je suis très loin de la retraite (snif) et que je serai sans doute bientôt titularisée (fingers crossed), le pire qui pourrait m’arriver en tant que fonctionnaire, ce ne serait pas d’être virée, ce serait d’être déplacée. Et cet exil injuste qui serait un drame pour d’autres personnes, je dois dire que je lui trouve du charme.

Évidemment (?), je ne le recherche pas. J’ai bien conscience que nous sommes en train de construire notre vie ici, que mon mari a un nouveau travail, que les enfants ont de nouveaux amis et de nouvelles habitudes, qu’il faudrait renoncer à notre nouvel appartement que nous aménageons lentement mais sûrement, à ce quotidien d’autant plus précieux qu’il est récent et encore fragile. Pour le moment, il n’est donc pas envisageable pour moi de demander une mutation, même s’il est vrai qu’à terme, j’aimerais expérimenter d’autres fonctions.

Mais si l’on me mettait à la porte pour des raisons complètement indépendantes de ma volonté, quel choix aurais-je ? Me lamenter sur mon sort en regrettant ce que j’ai perdu, ou prendre ça comme une opportunité d’évoluer dans ma vie professionnelle et personnelle. Je ne suis pas du tout mystique mais je crois au destin.

(Bon OK, cette phrase « je ne suis pas du tout mystique mais » est assez magique, elle me fait toujours beaucoup rire, dans n’importe quel contexte où je l’entends : « je ne suis pas du tout mystique mais je crois au pouvoir des pierres », « je ne suis pas du tout mystique mais je crois que nos proches décédés veillent sur nous », « je ne suis pas du tout mystique mais je crois à la mémoire de l’eau »… Au fond, l’être humain est sans doute fondamentalement mystique, nous le sommes juste différemment. Alors d’accord, vous avez le droit de rire de moi aussi !)

Bref, mystique ou pas, dans le cadre favorable qui est le mien (car cette doctrine du hasard qui fait bien les choses est évidemment tout à fait indécente pour ceux sur qui de véritables malheurs s’abattent : parfois la vie est une garce, et c’est vraiment ne pas voir plus loin que le bout de son nez d’imaginer qu’il suffit d’être ouvert au monde pour que tout nous sourie), j’apprécie de me laisser porter par ce que le sort décide pour moi.

Retourner dans une grande ville, celle de notre fameux échelon supérieur par exemple, pour occuper un autre poste administratif ? Pourquoi pas, j’aime beaucoup la campagne, mais il est vrai que la ville et ses plaisirs me manquent parfois, et je connais bien (et affectionne particulièrement) la ville en question… Être au contraire propulsée dans la cambrousse, loin de tout, mais sur un poste plus polyvalent et avec un niveau de responsabilité plus élevé ? Je ne suis pas contre du tout, je dois dire que c’était plutôt ce genre de postes que j’avais en tête au départ, et c’est aussi ce vers quoi j’aimerais me diriger in fine.

Si ça ne tenait qu’à moi, changer tous les postes tous les ans ne me dérangerait pas. D’ailleurs, si je n’ai jamais eu peur de l’engagement au point de vue sentimental (je me suis mariée et j’ai eu mon premier enfant à 25 ans, et j’aurais pu faire tout cela plus tôt si le contexte s’y était prêté), les CDI m’ont toujours effrayée. Cela tient en partie à mon syndrome de l’imposteur (qui me fait soupirer de soulagement à chaque fois que je quitte un poste sans avoir fait couler la boîte), en partie à ma phobie sociale (« Ouf je n’aurai plus la pression de devenir amie avec ces gens ! »), mais aussi à un vrai goût de la nouveauté, de l’aventure, même, dirais-je. Je me lasse vite et m’imaginer faire la même chose toute ma vie me déprime.

(L’air contrit de nos profs quand ils nous décrivaient un avenir fait de multiples carrières contrairement aux époques précédentes ou les articles de magazine alarmistes sur l’instabilité de la génération Y ont d’ailleurs toujours provoqué en moi la plus grande incompréhension. Il n’y a tout de même rien de mal à voir du pays, quand c’est volontaire et non subi !)

Seulement voilà, ça ne tient pas qu’à moi, et il faut que je prenne en compte les personnes qui vivent avec moi. Comme j’envie sur ce point (et bien d’autres aussi !) les personnes qui n’ont pas d’enfants ! C’est peut-être en cela que j’aurais dû mieux réfléchir à l’engagement que constituaient le mariage et les enfants. Non pas dans ce qu’ils impliquaient pour ma vie affective (le divorce existe et m’occuper de mes enfants ne me pose pas de problème), mais pour ma vie tout court. Si je veux que mes filles aient la chance de se construire des amitiés fortes et d’avoir un cocon bien défini à associer à leurs souvenirs d’enfance, comme j’ai pu moi-même le faire dans la ville et la maison de mes parents, il faut que j’accepte de me poser moi-même professionnellement, ce à quoi je m’astreins aujourd’hui.

Il n’empêche que parfois, je rêve encore d’un petit coup de pouce d’en haut pour tout remettre en branle, tout bouleverser et tout ré-imaginer, sans avoir à culpabiliser.

Des mauvais choix

Dans ma vie virtuelle, ou avec mes proches (mais au fond, n’est-ce pas un peu la même chose ? – je vous flatte, je vous flatte…), je pense avoir l’air très sûre de moi (il en va différemment avec des connaissances, ma famille plus éloignée ou mes collègues de travail, vous l’aurez compris). À la limite du péremptoire.

Et c’est vrai que, chez moi, le mot « conviction » est à prendre au sens propre. Quand je dis que, même dans notre monde occidental qui est considéré comme le plus abouti au point de vue des droits de l’homme, nous vivons dans une société très inégalitaire et qu’un jour nos descendants regarderont notre système méritocratique (ou soi-disant méritocratique) comme aussi absurde et injuste que l’Ancien Régime, j’en suis convaincue. Ce n’est pas quelque chose que je pense, c’est quelque chose que je sais.

Je déteste les idées tièdes, j’ai horreur du « juste milieu » idéologique (comment peut-on considérer que l’on doit un peu maltraiter les gens ? Que l’on doit un peu accepter la misère au nom de la préservation du système qui l’engendre ?). Je suis extrême et je l’assume, même si c’est mal vu. Je ne vois pas en quoi je devrais avoir honte de vouloir mettre à bas un mode de fonctionnement qui favorise les uns et condamne les autres.

(Parenthèse sur le terme « condamner » : ce pourrait être un effet de style, mais ce n’en est pas un. On peut évidemment penser aux drames de l’émigration, mais plus proche de nous encore, quand on sait que les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité dans le monde et qu’elles sont engendrées par une alimentation de mauvaise qualité, ou que les trois huit nuisent gravement et durablement à la santé de ceux qui les pratiquent, comment peut-on considérer que payer des personnes « non qualifiées » au SMIC, c’est déjà trop pour rester compétitifs – excusez-moi, je vais vomir et je reviens – ou qu’il faut bien que certains fassent ces horaires infernaux – les autres, si possible ? Et ce ne sont que deux exemples entre cent…)

Bref, cette longue introduction pour en venir au fait (car oui, contrairement aux apparences, cet article n’est PAS un article politique, ce blog n’est pas UNIQUEMENT un blog politique) (erm, dans l’idée du moins) : malgré ces certitudes absolues sur des sujets généraux et théoriques (car nous sommes d’accord que la fin des inégalités sociales, ce n’est pas pour demain), j’ai beaucoup de mal à faire des choix quand il s’agit de ma vie personnelle.

Ceux qui ont dû subir la torture de m’accompagner à une séance de shopping le savent : les choix et moi, on n’est pas vraiment copains. Il faut me voir faire trois fois le tour du magasin, passer à un suivant, en faire le tour trois fois également, revenir au premier, refaire trois tours… pour se rendre compte pleinement de l’ampleur du problème.

D’une part, je recherche la perfection, le coup de cœur, le coup de foudre, même. Je refuse de dépenser un centime pour quelque chose qui ne me plaît que moyennement. Or, quand on cherche le coup de foudre, il est quand même très rare de le trouver : la caractéristique principale de la foudre, c’est qu’elle s’abat sans envoyer un texto une demi-heure avant.

D’autre part, je visualise systématiquement les tenants et les aboutissants de chaque choix potentiel. Ce pull coûte 20€. Non soldé évidemment, parce que les trucs soldés, ils sont toujours moches, bizarrement (ou pas). Est-ce que je vais vraiment le porter ? Quand ? Avec quoi ? Est-ce qu’il ne sera pas trop chaud ? Trop léger ? Trop inconfortable ?

La pensée que j’aie fait l’effort d’effectuer ces vingt tours et cinq magasins (dont l’un deux fois) et dépensé ces 20€ qui auraient pu servir à autre chose pour que finalement, ledit pull croupisse dans mon armoire tout l’hiver et que je me sente toujours aussi peu chaudement vêtue m’est insupportable.

Pour autant, ce sont des choses qui m’arrivent encore. Quand je le peux, je préfère renoncer tout bonnement à acheter quoi que ce soit plutôt que de prendre le risque de me tromper, mais parfois, je me retrouve acculée devant une pile de jeans troués et je suis bien obligée d’acheter quelque chose le jour où j’ai réussi à dégager une heure ou deux pour aller en ville. Mais plus le temps passe, plus les échecs de shopping s’accumulent, et moins je choisis facilement…

Heureusement (ou malheureusement), pour les grandes décisions, je suis nettement moins hésitante. Peut-être même un peu tête brûlée. Je réfléchis, bien sûr, avant d’engager un pan entier de ma vie dans quelque chose, mais sans doute moins que beaucoup d’autres. L’inaction, qui me semble une solution acceptable quand on parle d’un jean, m’apparaît inenvisageable sur un sujet plus sérieux comme mon avenir familial ou professionnel. Au risque, pas si calculé que ça, de me casser les dents.

Et des dents, je m’en suis cassé un certain nombre. C’est bien simple : j’ai l’impression qu’il n’y a pas une seule grande décision que j’aie prise depuis que je suis en âge d’en prendre qui ait été une bonne décision.

Bien sûr, je ne reviendrais pas en arrière pour tout. À vrai dire, je ne reviendrais en arrière pour rien : je me suis construite au fil de mes choix, et je ne suis pas portée sur l’annihilation. Mais j’ai tout de même l’impression qu’au grand jeu de la vie, j’ai très mal mené ma barque. Que je l’ai même moins bien menée que toutes – je dis bien toutes – les personnes que je connais. Et les gens qui ont eu le bonheur de jouer à un jeu avec moi (souvent les mêmes qui subissent sporadiquement mes virées shopping) savent que je suis aussi très mauvaise joueuse (oui, j’ai l’air vachement agréable, comme amie, je sais).

J’ai l’impression d’être née avec un très bon jeu en main (famille aisée, santé de fer, bonnes capacités cognitives, physique moyen au global mais avec des points forts non négligeables…) et d’en avoir fait plus ou moins n’importe quoi.

En soi, ce n’est pas un énorme problème.

Déjà, je pense que si je n’avais pas expérimenté de l’intérieur le phénomène de dégringolade sociale, toutes les belles pensées humanistes que j’avais déjà au lycée en seraient restées au même point. Je parlerais des pauvres théoriquement, en souhaitant que les choses changent pour eux, mais sans l’espérer vraiment puisque ce serait remettre en cause mon mode de vie à moi. (J’ai d’ailleurs vu pas mal de personnes faire le chemin inverse : renier complètement leur idéal égalitaire en grimpant l’échelle sociale, se mettre à mépriser les petites gens dont sont pourtant leurs parents.) Et ça, ç’aurait été vraiment dommage d’un point de vue intellectuel.

Et ensuite, j’ai une grande qualité (ou un grand défaut) qui est que je suis incapable de me résigner. Souffrir en silence, c’est bien simple, je ne sais pas faire. Et là encore, je ne tergiverse pas pendant des années pour mettre mon plan d’action en branle : je choisis un chemin efficace et rapide pour arriver à mes fins, et je m’exécute.

C’est comme ça par exemple que, contrairement à ce que j’avais dit, je me suis retrouvée en à peine huit mois à m’inscrire à un concours sur un coup de tête, le passer, le réussir et m’installer à 150 km de là où j’habitais depuis douze ans (bon, pas complètement folle, la guêpe, ce n’était certes pas prévu, mais je suis juste retournée là où j’avais passé les dix-huit premières années de ma vie, ça a bien aidé à la transition !).

Mais c’est là qu’on en vient au point intéressant (oui, après 1257 mots, courage !). Ce choix positif, qui m’a permis d’occuper un poste bien mieux payé, de renouer avec une vraie vie sociale y compris au travail, d’échapper au burn-out maternel qui me guettait, d’emménager dans un appartement qui me ravit en tous points (reste encore à recevoir la facture du chauffage au gaz et au sol et si je n’en ressors pas ruinée, je m’estimerai comblée…), d’habiter une région bien plus chaude et ensoleillée (coucou la fenêtre ouverte en plein mois de février !)… eh bien parfois, je me demande si c’était le bon.

Parce que d’un autre côté, nous avons quitté notre région, celle qui n’était qu’à nous puisque nous étions seuls parmi nos proches à y habiter (c’était bien là le souci d’ailleurs !) et dont on parlait toujours avec affection et fierté, et nous l’avons remplacée par un département qui ne veut rien dire pour nous – qui ne veut rien dire pour personne, d’ailleurs (que les adorateurs de l’Ain lèvent la main !) – et très proche de ma famille, certes, mais qui rêve à 30 ans d’habiter à quinze minutes de ses parents ?

Nous avons quitté cette petite ville où il y avait tout, y compris et surtout nos habitudes, pour ce village où il n’y a quasi rien et qui correspond parfaitement, dans l’usage que nous faisons en tout cas, à la définition d’une banlieue dortoir.

Nous avons quitté notre super école et notre super nounou pour un groupe scolaire sans beaucoup d’âme et une nounou tellement peu super que notre cadette commence la crèche demain.

Nous avons quitté des boulots gratifiants et passionnants pour des boulots ben… moins gratifiants et moins passionnants (oui, même du côté de mon mari, qui n’a certes jamais exercé le métier de ses rêves mais qui a quitté une grosse boîte toujours en effervescence pour une petite structure pépère où il s’ennuie sec).

À six mois du changement, je suis encore capable de voir que je compare l’incomparable et que ce changement était utile sinon nécessaire, mais qu’en sera-t-il dans un ou deux ans, quand la nostalgie fera son oeuvre de dénigrement du présent au profit d’un passé fantasmé ?

Là où je veux en venir (1619 mots, les gars, dire que je pensais que mon premier accouchement avait été long !), c’est que, certes, on ne peut pas dire que j’ai réussi professionnellement compte tenu de mes capacités et de mon environnement familial. Et c’est un gros ratage, lourd de conséquences – financières, sociales, psychologiques -, c’est indéniable. Pour autant, je m’en sors bien. Je m’en suis toujours bien sortie (ce n’est pas une question de mérite, je reste une privilégiée de naissance). J’ai une vie qui correspond bien à qui je suis.

Et le pire dans tout cela, c’est qu’il y a deux ans, avec plus de 1000€ de moins sur ma fiche de paie et à 150 km d’ici, je pense que j’aurais pu dire la même chose. J’étais aussi insatisfaite, mais j’étais aussi heureuse (donc quand même partiellement satisfaite ?). Et sans doute que si j’étais devenue sage-femme mariée à un médecin (cet article que je mets en lien, il répond un peu à la question que posait Maman Délire sur Instagram, puisque je suis trop timide pour répondre directement à une story), j’aurais pu dire la même chose.

Au final, je crois qu’il n’y a pas de bons ou de mauvais choix (dans une certaine mesure : sans doute que le choix d’exterminer toute sa famille avant de se suicider est objectivement un mauvais choix – encore que les personnes concernées ont sûrement leurs raisons…). Il y a des enjeux différents, qu’il faut prendre en compte, mais qui ne déterminent pas nécessairement si la suite de notre vie sera bonne ou mauvaise, car tout est relatif.

J’essaierai de garder cela à l’esprit quand le mal de ma Bourgogne glacée ou le regret de mon médecin rêvé me prendront, ou la prochaine fois que j’aurai à faire un choix plus important que celui d’un pull ou d’un jean (car je reste cependant convaincue que dépenser de l’argent pour un vêtement non porté est le seul véritable fashion faux pas). Ces choses-là se présentent toujours plus vite que l’on ne pense…

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