De la neuroatypie

Je suis entourée de personnes qui se considèrent comme spéciales. Si je dois faire des statistiques à la truelle, je dirais qu’au moins un enfant sur deux de ma connaissance est présenté comme soit surdoué, soit hypersensible, et bien souvent les deux. Parmi les adultes, moins enclins à parler d’eux-mêmes, je pense que la proportion est légèrement moins forte, mais quand même assez impressionnante : facilement un tiers à 40% de mes contacts directs. Ce qui est quand même assez paradoxal pour des dispositions censées être exceptionnelles.

Je scrolle tranquillement sur les réseaux sociaux et à force de voir tout le monde détailler ses super-pouvoirs et ceux de ses enfants, je me demande si je suis encore sur Instagram ou à l’université d’été des X-Men. Je m’attends à voir débarquer le professeur Xavier à tout moment, au détour d’un post sur l’autisme Asperger ou l’hypersensibilité. (Et je ne suis pas la seule apparemment, puisqu’à ma grande surprise, lundi, alors que celui-ci était déjà prêt à être envoyé, Rigel publiait un article sur le même thème sur le nouveau blog collaboratif Bribes de Vies !)

Pourtant, je ne revendique pas pour moi-même une quelconque neuroatypie. Alors que je pourrais, hein, pourquoi pas.

J’ai une phobie sociale bien installée qui entraîne un certain nombre de manifestations psychosomatiques et de comportements d’évitement. Je ne vais pas chercher le pain car je n’aime pas l’idée que la boulangère me reconnaisse et me considère comme une habituée. Je ne sais pas m’intégrer dans les groupes (oralement du moins, par écrit ça va mieux), je ne sais pas prendre la parole quand tout le monde parle et même avec des connaissances de longue date, il m’arrive de fuir une réunion, temporairement ou définitivement, car je ne parviens pas à y trouver ma place.

Je ne supporte d’ailleurs pas que deux personnes me parlent en même temps (mes enfants le font souvent !), ça provoque en moi une indescriptible sensation de malaise, puis rapidement une sorte d’erreur critique dans mes connexions neuronales, qui me fait finalement hurler : « Chut, taisez-vous ! » comme une hystérique. Je déteste également qu’on m’interrompe dans une activité, ou simplement dans le fil de ma pensée : j’en deviens immédiatement rageuse et agressive (là encore, c’est assez handicapant quand on est mère de famille). Il en résulte que j’ai réduit au strict minimum les activités réflexives, faute de pouvoir les mener à bien dans les conditions que j’estime nécessaires.

D’autant que si je me lance dans une activité réflexive, je deviens obsédée par mes pensées non abouties. Tant que tout n’est pas posé et formalisé, mon cerveau ne trouve pas de repos. Si je commence à écrire quelque chose, je ne dois faire que ça pendant les heures à suivre, sinon la continuité de mes réflexions parasite irrémédiablement toutes mes activités. Faute de pouvoir l’écrire, je peux répéter la même phrase dans ma tête pendant des heures, simplement pour ne pas l’oublier, pour ne pas perdre le fil.

C’est que j’ai aussi besoin de beaucoup de temps pour ordonner mes pensées. J’écris très lentement car je construis et déconstruis sans arrêt, arrange, réarrange, efface, ajoute et reformule. Dis trois fois la même chose de trois façons différentes, pour apporter trois types de nuances qui me paraissent essentielles. J’essaie d’aller vers un minimum de synthèse pour rester compréhensible, mais en vérité, je suis absolument non synthétique. Pour moi, synthétiser, c’est perdre une partie de la pensée, une partie qui était (peut-être ?) indispensable pour saisir tous les enjeux de la question.

Je suis également intolérante à la pression. Une to-do list trop remplie (au travail ou à la maison), et c’est mon cœur qui s’emballe, l’air qui vient à me manquer, les larmes qui montent. Je sais prioriser, mais j’ai du mal à repousser, et du mal à déléguer. Alors je me sens très vite débordée. Je me sens me noyer littéralement dans l’océan de ce que j’ai à faire, sans pouvoir imaginer d’échappatoire faute de pouvoir visualiser la fin de mes tâches.

Et puis, je rationalise à l’extrême, tout, tout le temps. J’invente des statistiques, des probabilités issues de ma connaissance d’un sujet, et je m’y réfère avec une confiance absolue pour évaluer un risque ou analyser des situations. De la même façon, je ne me fais jamais un avis immédiat. Quand j’entends dire quelque chose, je me demande toujours si c’est vrai, et ce que vaut le point de vue adverse. Je n’ai pas le culte du juste milieu (cette doctrine fainéante qui préfère faire une moyenne de tous les avis plutôt que d’inciter à réfléchir par soi-même), mais je crois que la vérité se cache parfois à des endroits où on ne l’attend pas, qu’elle est parfois inatteignable et qu’il faut avoir l’humilité de le reconnaître. Dans tous les cas, il me semble qu’on ne peut pas se fier à ses sentiments, qui sont la plupart du temps mauvais conseillers.

J’ai, je l’admets, un vrai côté psychorigide. Je n’ai pas forcément besoin de beaucoup de temps pour prendre une décision, même une grosse décision, mais je ne la prends jamais immédiatement, et cela vaut aussi pour la plus petite des décisions. Ma réponse préférée ? « Je dois voir avec mon mari. » Non pas qu’il décide pour moi, mais déjà lui en parler me permet d’avoir un autre point de vue, et surtout cela me fait gagner du temps, pour réfléchir, mûrir cette décision. Je ne sais pas réfléchir dans l’urgence : sous la pression, mes neurones se glacent et si je dois absolument dire quelque chose, je dis n’importe quoi. Et il ne faut surtout pas me changer mes plans à la dernière minute, me dire quelque chose et ne pas le faire, ça me rend folle.

J’ai enfin une passion pour l’ordre et un besoin de perfection qui confine à la maniaquerie. Je peux réécrire quatre fois l’adresse sur une enveloppe parce que les lignes ne sont pas parfaitement droites, les lettres parfaitement lisibles, le texte parfaitement centré. Si je fais une rature sur un document un peu important, je le jette et je recommence. Quand quelqu’un vient chez moi, même pour deux minutes (pour déposer quelque chose par exemple), il faut que le ménage soit parfaitement fait et la maison parfaitement rangée. Cela génère un grand stress chez moi, je suis extrêmement irritable avant de recevoir quelqu’un, je crie et je peux très facilement me mettre à pleurer si je rencontre un grain de sable. Et toute cette angoisse disparaît comme par magie à la minute où la personne met un pied dans le hall d’entrée.

Concernant mes enfants, ma petite est plutôt dans les clous pour le moment (même si elle a un « retard » de langage – je le mets entre guillemets car ce n’est pas un retard au sens médical du terme, mais le fait est qu’elle parle beaucoup moins bien que l’immense majorité des enfants de 3 ans – compensé par une avance remarquable dans d’autres domaines), mais je pourrais écrire un roman sur les petites (ou grosses) particularités de mon aînée.

Durant les quatre premières années de sa vie, elle n’a parlé à personne d’autre qu’à son père et moi. Pas aux inconnus évidemment, mais pas non plus à sa nounou, pas non plus à sa mamie, pas non plus à sa maîtresse. Vers ses 3 ans, elle a passé deux jours à ne pas vouloir toucher le sol (avec ses pieds, hein, à ne pas marcher sur le sol, en fait…) parce qu’elle avait peur des insectes, même dans notre appartement. Vers ses 5 ans, nous avons dû l’emmener en urgence chez le médecin car suite à une mini-contrariété de transit, elle n’a pas voulu décoller des toilettes pendant une journée entière (l’emmener chez le médecin a d’ailleurs été extrêmement compliqué, puisque ça nécessitait de quitter les toilettes) (le médecin n’a rien trouvé, le problème de transit était réglé depuis longtemps, et il n’y avait aucune infection ou autre pouvant expliquer cette crise).

Elle parle seule (elle nous dit qu’elle « rêve »), elle se lit des histoires inventées pendant des heures, elle peut faire des tours de pièce en sautillant pendant plusieurs dizaines de minutes (là encore, elle « rêve », selon ses propres dires). Elle a une imagination débordante, nous raconte des aventures incroyables à longueur de journée, compose des chansons, nous pose des questions complètement incongrues. Ah, et puis à 6 ans, elle a encore une vision du temps plutôt fantaisiste, elle peut nous demander sans ciller si on va bientôt aller se coucher alors qu’on n’a pas encore pris le déjeuner…

Elle est enfin très sensible (eh oui, elle aussi !) : une minute de retard le soir alors que l’on devait venir la chercher à l’école et ce sont les grandes eaux (avec sa maman toujours en retard, la pauvre chérie est mal lotie). Et si son mutisme envers 99,999999% de l’humanité a pris fin, elle reste hyper timide, muette quand une personne étrangère lui pose une question, la seule enfant en pleurs au moment de monter sur scène au spectacle de fin d’année…

Il m’arrive parfois de m’inquiéter sérieusement pour elle. Il m’arrive parfois aussi de vouloir me mettre des claques tellement je me sens décalée et inadaptée par rapport à ceux qui m’entourent. Mais pas au point de vouloir absolument nous coller une étiquette, surtout si l’étiquette en question est à ce point peu sélective qu’elle peut désigner les particularités de millions de personnes sans prendre en compte les spécificités individuelles.

J’ai lu un post récemment qui m’a un peu fait bondir. Quelqu’un qui se disait surdoué et hypersensible (tiens tiens, encore !) et exhortait les gens à arrêter de s’auto-diagnostiquer « pour avoir l’air cool » parce que ça n’avait rien de cool. Ce qui prouve à mon sens une faille dans l’hyper-empathie revendiquée de cette personne. Les gens qui se sentent surdoués ou hypersensibles souffrent aussi de leur décalage, c’est certain, au point d’avoir besoin de se rassurer sur l’existence de gens comme eux. Mais, dans un éclair de lucidité, cette personne ajoutait que si tout le monde se disait surdoué et hypersensible, alors plus personne ne l’était vraiment, ce qui empêchait les gens avec de vrais problèmes de se faire entendre.

Je suis tout à fait d’accord, sauf que l’hypersensibilité telle qu’on la conçoit aujourd’hui est rarement un vrai problème. Tous les hypersensibles que je connais vivent normalement. Oui, parfois, ils sont un peu handicapés dans leur travail, dans leurs relations sociales, mais ça reste mineur, ça n’influe pas négativement sur leur carrière (du moins pas plus que de la timidité, par exemple) et ne les condamne pas pour autant à une vie solitaire. De ce fait, à moins de redéfinir l’hypersensibilité avec des critères bien plus restrictifs qu’actuellement et d’en faire un réel handicap au sens médical du terme, c’est pour moi un mot vide de sens concret.

Ce qu’on appelle la douance est légèrement moins désincarnée puisqu’elle peut être diagnostiquée par des professionnels. Il n’empêche que beaucoup de personnes s’auto-diagnostiquent aussi, sur des critères pour le moins subjectifs. On pourrait penser par exemple qu’avoir d’excellentes notes à l’école serait un critère irréfutable, mais la plupart des surdoués que je connais n’avaient pas 19 de moyenne durant leur scolarité. Parce que manque de travail, ennui, décalage avec les activités scolaires, tendance à bâcler faute d’intérêt… les raisons sont innombrables, mais du coup, une fois encore, l’auto-diagnostic ne repose sur rien de tangible si ce n’est l’impression de se reconnaître dans une personnalité type. Et puis, même si l’on est diagnostiqué à 5, 8, 12 ans, peut-on encore à 30 ou 40 ans se dire haut potentiel ? Haut potentiel de quoi, à 40 ans ?

Bref, que ce soit pour l’une ou pour l’autre, on peut penser que les gens se trompent au moins partiellement quand ils s’approprient ces termes, mais ça n’explique ni comment ni pourquoi ces catégories sont sur-investies parmi mes contacts alors qu’elles sont censées être rares.

Bien sûr, il y a un biais assez facilement identifiable, qui est que ce type de personnes est plus attiré par les blogs et autres formes d’engagement politique et artistique que j’affectionne. Je fréquente aussi énormément de cadres, entrepreneurs et ingénieurs, profils privilégiés culturellement parlant. Sans doute enfin que je recherche inconsciemment la compagnie des gens qui « pensent en dehors de la boîte ». Et bien évidemment, les effets conjugués de la génétique et de l’éducation font que leurs enfants sont du même acabit.

L’explication est séduisante mais quand bien même, la proportion resterait énorme et peu plausible étant donné que j’ai rencontré tous ces gens par hasard, pas via le forum Doctissimo des Atypiques Anonymes.

On pourrait se dire, alors, que c’est la rareté de ces particularités qui est exagérée, que dans la population générale (en tenant compte de la surreprésentation dans les milieux bourgeois et artistiques), il y a bien 25% de personnes qui présentent des caractéristiques soit de l’hypersensibilité, soit de la douance, soit des deux. Mais c’est évidemment contredit par l’expérience que l’on a tous des sorties d’école, réunions d’équipe au boulot ou repas de famille. S’il y avait une proportion significative de génies intellectuels et/ou émotionnels dans les personnes que l’on fréquente tous les jours, on l’aurait remarqué. Non, autour de nous, tous nous semblent désespérément normaux. Et il y a dans cette appellation de « normal » un mélange d’envie et de mépris qui peut être ressenti très négativement par nos proches.

Je lisais il y a peu une (autre) personne qui disait : « J’ai parlé de ma douance à des amis et certains ont très mal réagi, je n’ai pas compris pourquoi. » La raison me semble pourtant évidente : se présenter comme spécial, c’est nier la spécificité des autres. Se dire neuroatypique, c’est considérer que tous les autres sont neurotypiques, issus du même moule… interchangeables, au final. C’est une petite vantardise que l’on dissimule sous de la naïveté quand on fait mine de ne pas comprendre que les autres sont tout simplement jaloux que l’on se considère comme à part.

(Non, vraiment, si vous vous pensez surdoué, je ne pense pas que la meilleure chose à faire soit d’en parler à tous vos amis. Au mieux, ils vous diront avec un sourire : « Ben écoute, je suis content que tu aies trouvé une réponse à tes questions. », et ça ne vous apportera rien de plus. Au pire, et parfois sans vous le dire, ils se demanderont sur quelle base vous vous estimez soudain plus intelligent qu’eux. Parlez-en à vos parents à la limite, à votre psy, intégrez un forum ou ouvrez un blog, mais laissez vos pauvres amis dans l’illusion confortable que vous partagez leur médiocrité.)

Je conseillerais d’ailleurs la même réserve aux parents d’enfants surdoués. Dire : « mon enfant est différent » (je ne parle évidemment pas de vrai handicap, qui n’a aucun bon côté ou heureuse compensation), ça revient à dire : « vos enfants sont tous pareils », ce qui est vexant… et faux ! C’est d’ailleurs aussi à prendre en compte au sein d’une fratrie : comment les autres enfants trouvent-ils leur place quand leur frère ou leur sœur est désigné comme exceptionnel ? Tous les enfants ont des particularités, tous les enfants méritent un accompagnement individuel qui prenne en compte leurs forces et leurs faiblesses.

(Parenthèse culture : mes filles ont récemment regardé « Les 101 dalmatiens 2 » – le dessin animé – qui traite justement de la souffrance de ne pas être reconnu comme unique parmi tous les autres. J’avais complètement oublié ce film, mais je le conseille. Sur la question des fratries, je conseillerais la série injustement méconnue « Young Sheldon » qui nous fait découvrir la jeunesse de Sheldon Cooper : un peu moins drôle que « The Big Bang Theory », mais aussi beaucoup plus fine…)

Ma théorie à moi est que nous sommes tous neuroatypiques, tous autant que nous sommes. La différence entre mon entourage et le reste du monde, c’est que la société valorise la norme tandis que le milieu artistique et bourgeois la conspue. De ce fait, la population générale tente de dissimuler au mieux ses particularités, quand le microcosme des artistes/classes sup’ s’en fait un étendard. Hypersensibilité et douance sont seulement deux mots qui ont la cote en ce moment pour définir nos différences, tous deux renvoyant à des concepts positifs dans les milieux dits éclairés : la sensibilité et l’intelligence.

On nous parle souvent de souffrance associée à ces particularités, voire de fardeau ou de malédiction. Comme je le disais plus haut, il ne faut pas nier le ressenti des gens, mais toute prise de conscience de notre différence est potentiellement une souffrance. Il y a des millions de gosses solitaires et désorientés dans les cours de récréation, il y a des millions d’adultes qui se demandent avec désespoir ce qu’ils foutent là en pleine réunion brainstorming. Ce sont des manifestations de notre individualité qui se révolte contre le collectif, mais pas forcément des preuves d’une personnalité hors norme.

Je ne prétends pas non plus qu’il n’y a pas de graduation dans nos facultés d’adaptation au monde : bien sûr que certains ont beaucoup plus de mal à s’intégrer à la société, au point parfois que cela devient définissable médicalement ou psychologiquement. Mais cette impression d’être différent, elle est universelle, elle tient à notre essence d’être humain, conscience unique et isolée au milieu de milliards d’autres consciences insaisissables. Il n’y pas 50% d’enfants différents parmi mes contacts, il y a 100% d’enfants différents au sein de l’humanité. Certains nécessitent plus d’aménagements que d’autres dans leur quotidien, mais tous sont à part car tous sont uniques.

Je crois, à titre personnel, que pour le bien de tous, il faut arrêter, sauf trouble avéré, de se désigner comme spécial. Quand nous affirmons appartenir à un groupe de personnes assez étendu pour englober une grande partie de nos connaissances mais assez excluant pour ne pas y faire entrer la plupart des gens, nous ne progressons pas dans la connaissance de nous-mêmes, nous reproduisons juste un phénomène de caste, nous nous auto-désignons comme l’élite, plus intelligente, plus sensible, trop différente pour supporter de vivre avec le reste du monde.

Or, plus qu’un don inné, c’est notre ouverture à l’autre qui nous enrichit. Se placer au même niveau, lui dire : « Je suis différent et j’attends de toi que tu m’acceptes comme je suis, et moi de mon côté je vais aussi reconnaître et accepter ta différence, ta façon de fonctionner que je ne comprendrai pas forcément car toi aussi tu as tes propres circuits de pensée et ta propre histoire, même si pour moi tu fais partie de cette masse informe et effrayante qu’on appelle les autres. » Et de cela il surgira peut-être des idées nouvelles et intéressantes.

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