Des décisions

Contrairement à beaucoup d’autres mères dont je lis les états d’âme, je n’ai jamais été confrontée aux questions : “Comment savoir quand il est temps de m’arrêter ? Comment me résoudre à penser que ce bébé sera notre dernier bébé ? Réussirai-je un jour à considérer notre famille comme complète ?” 

Ces questions, je les ai réglées au premier trimestre de ma seconde grossesse : à partir du moment où j’ai constaté que le cycle infernal des vomissements et de l’angoisse recommençait, j’ai su que je ne referais plus d’enfants, et je n’ai jamais douté de cette décision depuis donc trois ans et demi que je l’ai prise. 

Elle ne me pose pas plus de cas de conscience que cela. Je viens d’une famille dite nombreuse puisque j’ai trois frère et sœurs, mais cette famille nombreuse s’est construite en trois temps : d’abord ma sœur et moi, à moins de deux ans d’intervalle, puis ma plus jeune sœur, sept ans plus tard, et enfin mon très jeune (demi-)frère, neuf ans après. J’ai donc passé une grande si ce n’est la majeure partie de mon enfance à n’avoir qu’une seule sœur, et c’était très bien comme ça. 

Quand ma toute petite sœur est arrivée, je n’ai pas vécu d’épiphanie particulière. J’étais contente d’avoir un bébé, pas une sœur. D’ailleurs, quand le bébé s’est transformé en petite fille très agaçante, j’ai tout de suite trouvé les choses beaucoup moins agréables. Je dois même avouer avec un peu de honte que j’ai encore aujourd’hui une forme de ressentiment mal résolu envers cette petite fille qui m’a en quelque sorte volé ma sœur : en effet, leurs caractères enjoués à toutes les deux, en dépit de leur grande différence d’âge, se sont tout de suite bien accordés, tandis que ma personnalité taciturne dissonnait (et dissonne toujours) dans l’ensemble. Quant à mon frère, je ne le connais pas assez pour pouvoir prétendre que nous avons une quelconque relation.

Je n’ai donc jamais eu l’impression que faire plus d’enfants apporterait quelque chose à la fratrie déjà créée. Et à moi non plus. Quand je n’étais pas encore mère, j’ambitionnais d’avoir des tas d’enfants – quatre au minimum, et pourquoi pas une dizaine –, mais c’était à la réflexion une sorte de fantasme de collection, qui s’est finalement dissous dans la réalité. Mes filles me suffisent, je les trouve parfaites telles qu’elles sont, je ne ressens aucun manque. 

Et puis, j’ai 31 ans. Je viens de retrouver ma vie propre : mes nuits, mon corps et mes neurones ne sont plus entièrement dédiés à un bébé, j’ai un nouveau travail, de nouvelles envies, et j’entends en profiter à fond. 

Concernant le divorce, par contre, la décision a été bien plus difficile à prendre. Je ne sais pas si ça existe, les femmes qui se réveillent un matin en se disant : “Je veux divorcer” et mettent tout de suite leur projet à exécution. 

Peut-être dans le cas déjà évoqué où il y a un autre homme (ou une autre femme !) dans le tableau. Dans ce cas, l’inconfort moral de la situation pousse sans doute les personnes à prendre très rapidement des solutions radicales. 

Peut-être, je ne sais pas, y a-t-il aussi des personnes qui, sur le coup de la colère, juste après une dispute, prennent immédiatement rendez-vous avec un avocat et se laissent ensuite porter par le cours de événements. 

Mais si au contraire, ces personnes en colère préfèrent attendre, comme je l’ai toujours fait, de pouvoir sonder leur état d’esprit une fois la situation décantée – disons après au moins une petite semaine –, combien d’entre elles parviendront, la tête froide et la vue claire, à mettre en oeuvre cette décision ? 

Pour ma part, j’ai renoncé à le faire une quantité innombrable de fois depuis trois ou quatre ans que le mot divorce s’est insinué subrepticement dans notre quotidien. Notre couple est entré dans une monotonie destructrice faite de non-dits et d’indifférence, seulement rompue par les cris ou les pleurs de nos disputes régulières. 

Il y a eu quelques mois où nous avons vécu une sorte de parenthèse enchantée : un jour, de façon un peu étonnante après plusieurs mois voire années de relation glaciale, mon mari a semblé retomber amoureux de moi. À nouveau, c’étaient des mots tendres, des attentions régulières, des efforts à la pelle, la recherche de fusion et le désir quotidien. C’en était presque étouffant pour moi qui ai toujours été plus avide de tendresse que de passion. 

Et puis peu à peu, le soufflé est retombé. Pourquoi, comment, je ne sais pas. Je suis redevenue à ses yeux la harpie qui l’empêchait de vivre à sa guise et qu’il fallait fuir autant que possible, et il est redevenu l’individu maussade et distant qui m’avait trompée sur la marchandise en prétendant m’aimer toujours. 

À partir de ce moment-là, il est apparu clair dans mon esprit que nous divorcerions un jour. Je suis fille, nièce, filleule de divorcés, ça n’a jamais été pour moi une option étrange et lointaine, c’est quelque chose que j’ai envisagé dès le début, auquel je pensais déjà le jour où j’ai dit “oui”. J’espérais que ce ne soit pas un passage obligé, mais à mesure que le fossé entre nous grandissait, je voyais mal comment nous pourrions y échapper.

On me dit parfois : “Bien sûr, c’est le mieux à faire si vous ne vous aimez plus.”

Ce n’est pas aussi simple. 

Je ne peux pas isoler un moment où j’ai cessé d’aimer mon mari et je suis aussi convaincue qu’à sa manière, il est toujours attaché à moi. Les sentiments, ce n’est pas quelque chose de palpable, de consistant. Ça va et ça vient : un rien les éteint et un rien les ravive. Sa voix qui peste contre nos filles et voilà mon exaspération qui perle sous mon masque de neutralité. Son épaule dessinée sous un tee-shirt ajusté et voilà l’émotion qui à nouveau me pince le ventre sans prévenir. 

Je ne pars pas car je n’aime plus mon mari, je pars parce que nous ne partageons plus rien et que nous n’arrivons plus à vivre ensemble. Ce n’est pas facile de tirer cette conclusion : si occasionnellement, nous échangeons deux mots banals et une caresse, l’impression que ça ne va pas si mal, l’espoir que tout puisse s’arranger renaissent immédiatement. 

Pendant des années, ce sont ces deux mots et cette caresse occasionnels qui nous ont maintenus à flots. Mais vient un moment où ils ne suffisent plus parce que le couple, ça ne peut pas être que ça. On ne peut pas accepter de nettoyer les toilettes qu’il utilise, choisir les céréales qu’il mange et plier le linge qu’il porte contre deux mots sans agressivité toutes les trois semaines.

C’est alors une longue et lourde procédure qu’il faut entamer car on ne peut pas quitter la maison du jour au lendemain quand on est marié. Durant des semaines voire des mois, il faut continuer à cohabiter, en faisant attention, désespéré que l’on est, de ne pas retomber bêtement dans les filets d’un petit geste gentil qui nous ferait tout annuler.

La tentation de tout annuler, bien sûr, elle est toujours là. Je parle de plus en plus autour de moi de notre décision de nous séparer, parce que, parfois, je n’ai pas le choix si je ne veux pas mentir en répondant aux questions directes que l’on me pose. Mais je prends aussi beaucoup de pincettes et je me refuse encore à toute annonce officielle : pour moi, ce n’est pas tout à fait réel. Les événements s’enchaînent, inéluctables, mais je me raccroche toujours à l’infime probabilité qu’un coup de baguette magique (lequel ? quand ?) changera le cours des choses. 

J’ai pris ma décision, ce qui est déjà un énorme progrès après des années à en être incapable, mais c’est comme si elle n’était pas encore définitive. Il me faudra sans doute signer les papiers du divorce et déménager pour me rendre compte que oui, ça arrive vraiment.

Je sais, je suis intimement persuadée que c’est la seule issue car la confiance perdue et l’amour blessé ne pourront jamais réapparaître aussi purs qu’ils étaient originellement. Quand on s’est dit certaines choses et fait certaines autres, il n’y a plus de retour en arrière possible, elles resteront toujours dans un coin de notre tête pour venir empoisonner tous les bons moments. 

C’est juste une réalité qui est infiniment compliquée à accepter quand divorcer implique de tout perdre : l’affectation d’une personne que l’on aime, bien sûr, mais aussi le foyer sécurisant pour nous et nos enfants, le renfort au quotidien avec les obligations ménagères et parentales, le confort financier, les rêves de jardin… C’est dur de se retrouver bête et seule avec l’impression de payer pour une erreur d’il y a douze ans (quand, impatiente et passive, on a répondu d’accord à ce garçon en se disant que ça n’engageait à rien), pendant que les autres continuent leur vie avec un conjoint solide et aimant, font des bébés, achètent des maisons et se projettent dans l’avenir. Non, vraiment, j’ai du mal à voir le lien avec un caprice générationnel.

Je compare souvent le divorce à une fausse couche. C’est le même tabou, la même douleur sans cesse ravivée, la même délicatesse malvenue des gens qui préfèrent faire comme si ça n’était pas arrivé plutôt que d’apporter leur soutien, ou alors qui minimisent, ou alors qui dramatisent (et bien sûr que c’est difficile de se positionner face à cette nouvelle, je ne leur en veux pas, c’est humain et personne n’est parfait, mais on ne contrôle pas non plus notre réception de ces maladresses), la même impression de voir sa vie et ses projets s’effondrer, la même amertume en fréquentant ces familles pour qui tout va bien, à qui tout réussit…

Je fais un pas après l’autre, avec l’application que je mettais petite à faire mes devoirs, en essayant de ne pas trop penser à tout ce que cela implique. Et puis ce qui doit arriver arrivera…

Des satisfactions des condamnés

Ma grand-mère a 93 ans. (En vérité, je ne sais jamais quel âge à ma grand-mère, mais comme elle a eu la bonne idée de naître à quelques jours d’écart de la reine d’Angleterre – ou plutôt comme la reine d’Angleterre a eu la bonne idée de naître à quelques jours d’écart de ma grand-mère, chronologiquement – et que la reine d’Angleterre a un article Wikipédia qui lui est consacré – pas ma grand-mère, si vous en doutiez -, je peux assez facilement retrouver son âge.)

Ma grand-mère a 93 ans, donc, c’est mon dernier grand-parent vivant et elle vient d’entrer en maison de retraite. Depuis quelques mois, elle avait sérieusement perdu en autonomie, jusqu’à oublier régulièrement de se faire à manger. Non pas qu’elle soit sénile : pour son âge, au contraire, on peut dire qu’elle se porte remarquablement bien. Mais le fait est que nous la sentons inéluctablement décliner et qu’elle vit sans doute ses dernières années avec nous.

(Ma grand-mère avait une pince à sucre de ce genre – mais moins flippante dans mon souvenir – qui a fait le bonheur des enfants de passage sur plusieurs générations…)

Et je dois dire que d’une certaine façon, je l’envie.

N’allez pas croire que je désire mourir prématurément. Au contraire, je serais terriblement frustrée de devoir mourir maintenant, alors que mes enfants ne sont pas élevés, alors que je n’ai pas atteint une bonne partie des objectifs de vie que je m’étais fixés. J’ai plutôt l’impression que le temps me manquera pour réaliser tout ce qui me tient à cœur.

D’ailleurs, à 93 ans, a-t-on fait forcément tout ce que l’on voulait faire ? Probablement pas. Les personnes âgées conçoivent-elles des regrets pour tous les rêves avortés de leur vie ? Sans doute. Mais je me dis qu’il doit y avoir quelque chose d’assez apaisant dans l’idée d’être arrivé au bout de son existence et de ne plus pouvoir y changer grand-chose.

En effet, ce n’est plus ma grand-mère qui écrira un roman, avec ses yeux diminués et ses mains qui tremblent. Ce n’est plus ma grand-mère qui entrera au Sénat (malgré la moyenne d’âge élevée de la chambrée), avec ses idées vagabondes et sa mémoire qui flanche. Ce n’est plus ma grand-mère qui ira manifester dans les rues pour changer le monde, avec sa fatigue chronique et sa démarche hésitante.

Il n’y a plus, lorsque la fin n’est plus très loin et a déjà commencé à croquer notre capital vitalité, qu’à faire le bilan de sa vie. Et je crois que ma grand-mère a eu une bonne vie.

Bien sûr, elle a connu la guerre et son cortège d’horreurs, et sans doute a-t-elle vécu des drames dont je n’ai pas idée. Mais elle a aussi eu un quotidien confortable, avec un mari qu’elle a épousé par amour et qui, sans être idéal, n’était au moins pas trop mauvais. Elle a eu trois fils en bonne santé, neuf petits-enfants soudés et cinq arrière-petits-enfants à ce jour, qui tous l’aiment sincèrement, prennent de ses nouvelles régulièrement et viennent la voir ponctuellement. Elle a été conseillère municipale et a même fondé une association pour que les femmes occupant cette fonction, rares à l’époque, puissent communiquer et s’entraider, petite association départementale devenue nationale, pour laquelle il lui a été remis un prix honorifique le jour du baptême de ma seconde fille.

Évidemment, ma grand-mère n’a jamais rien fait (à ma connaissance !) pour la cause animale ou contre le réchauffement climatique, mais ce n’étaient pas des combats de son temps et ce n’est certes pas aujourd’hui qu’elle va aller réclamer un repas végétarien à la cantine de l’EHPAD. Je pense qu’elle mourra la conscience tranquille, convaincue d’être une bonne personne (ce qui est subjectivement le cas), heureuse de ce qu’elle a accompli sur cette terre et sereine pour l’avenir de sa descendance.

Je sais bien que tout le monde n’a pas la chance de ma grand-mère. Il y a des gens qui s’apprêtent à mourir seuls, après une vie obscure, laborieuse et usante, en regrettant une foultitude de mauvais choix. Malgré tout, je maintiens qu’il doit y avoir quelque chose de satisfaisant pour eux dans l’idée que bientôt, plus aucune des turpitudes de ce monde ne sera leur problème.

Pouvons-nous en dire autant, nous qui avons encore tout à prouver ? Nous qui élevons nos enfants en nous demandant si nous faisons vraiment ce qu’il faut pour qu’ils soient heureux. Nous qui voyons le temps filer entre nos doigts au rythme endiablé de l’auto-boulot-dodo en nous demandant ce que nous laisserons au monde. Nous qui essayons maladroitement d’être écolos en nous demandant si dans trente ans, il restera assez de terre habitable pour accueillir nos propres petits-enfants.

Parfois, je me sens écrasée par tous ces enjeux qui pèsent sur moi. Tout ce à quoi je crois est susceptible de s’écrouler sans prévenir. Tout ce que j’aime, je peux le perdre du jour au lendemain. Tout ce que je fais peut avoir des conséquences que je ne maîtrise pas totalement. Et toujours, je sens la petite fille que j’étais autrefois poser sur moi un regard sévère en tapotant sa montre Flik Flak, comme pour me rappeler que je tarde à tenir les promesses que je lui ai faites.

Ma vie ne s’écoule pas paisiblement dans un petit établissement du sud de la France, elle est encore pleine de remous, de tempêtes ou, à l’inverse, de rageants épisodes de surplace, il faut encore la prendre à bras-le-corps pour la faire avancer dans la bonne direction, sans certitude d’arriver à bon port. C’est passionnant, oui, mais c’est aussi angoissant.

Je ne suis pas le genre de personne qui s’exclame : « Oh non, c’est déjà terminé ! » à la fin d’un livre ou (pire) d’une série de livres que j’ai adoré(e). Au contraire : à peine ai-je commencé un ouvrage que je me languis déjà d’arriver à sa conclusion. Ce n’est pas vraiment de l’impatience (quoique peut-être aussi !), c’est plutôt que je me sens plus légère si je sais comment les choses vont se goupiller, si les héros vont bien s’en sortir – ou non. Il n’y a rien que je trouve plus agaçant qu’une histoire dont la fin est lointaine et incertaine (G.R.R. Martin si tu m’entends…).

Alors bien sûr, s’agissant de ma vie, je prends la chose avec philosophie : je profite des beaux instants, je savoure les plaisirs qu’elle m’offre, je me réjouis de toutes les possibilités qui restent ouvertes à moi, de tous ces ailleurs qui sont encore à explorer.

Il n’empêche que je ne me sentirai pas pleinement rassurée avant que l’épée de Damoclès qui plane au-dessus de ma tête soit allée voir ailleurs si j’y suis et que j’aie la certitude, à la vue des quelques grains restants dans mon sablier, que tout finira bien pour moi et pour ceux que j’aime.

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